RECITS
Le barbare et le philosophe
Le petit homme tripotait un bibelot, le regard comme hypnotisé par les flammes rebelles dans l'obscurité naissante. Autour d'eux pesait le silence des étendues des Terres Blafardes, parsemées ça et là des minéraux d'un bleu translucide. On raconte qu'ils seraient des entités pensantes à l'origine obscure, descendus du ciel, à en croire les reliefs sur les ruines de Zamboula la Maudite. Interprétation risible de gribouillis : le ciel accueille les âmes des héros des guerres de l'Age d'Or, étoiles serties dans les ténèbres, leur gloire immortalisée pour l'éternité.
En dépit du feu, son corps frissonnait encore de ses mésaventures : il venait d'échapper à la voracité d'homme-singes cannibales. Sans l'intervention de Krull, ses os ne seraient plus que des flûtes rituelles et son crâne un récipient. Conversion utilitaire certes, mais dont la perspective ne l'enchantait guère.
Krull aiguisait amoureusement son épée, en gestes lents et mesurés : la pierre caressait l'acier sombre, projetant des étincelles joyeuses. Ce même acier avait oté la vie à une douzaine de cannibales, et la lame semblait s'en réjouir, faisant danser les lueurs du feu.
"Croyais tu vraiment que ton dieu allait te sortir de ce pétrin ?" demanda Krull, avec un rictus.
Le petit homme - c'était un Zamorien du nom de Amburadul - cracha de dépit dans le sable.
"Vous me faites rire, vous les Cimmeriens...N'avez vous donc aucun respect pour les dieux ?"
"Notre dieu Crom se moque bien des superstitions de fille de cuisine, et de vos gémissements. Crom nous a fait don de la vie, de la force et du courage aussi ignore t il nos déboires, et c'est la sa grandeur. Nous lui prouvons notre valeur en affrontant nos destinées : voilà notre dévotion. Vos dieux sont des pantins, et je ne m'étonne pas que vous soyez a genoux pour les implorer."
Le Zamorien caressa le bibelot noir dans sa main : l'effigie de la déesse Asura. On disait qu'elle était cruelle et imprévisible : elle n'aide pas ses adorateurs, à moins de consentir à des sacrifices épouvantables. Ce foutu Cimmérien, cette montagne de muscles au regard dur, a peut être raison dans le fonds. Toutes ces contorsions étaient futiles. Il faut affronter ses adversaires plutôt que lever les yeux au ciel.
Il songea aux paroles d'un sage du pays kushite, un mendiant vétu d'un pagne et d'un crâne de boeuf pour toute possession. On l'appelait le Mendiant Affable. Interrogé à propos des dieux, et de la nature du monde, il répondait avec assurance : "Je sais que je ne sais rien".
Amburadul le Zamorien se gratta la barbiche, hésitant avant de se lancer : "Mais, dis moi, Krull que penses tu des propos du Mendiant Affable : "Je sais que je ne sais rien". N'a t il pas infiniment plus de courage que toi de mettre ainsi en doute toutes certitudes ?"
Krull leva un regard lourd et cessa d'aiguiser sa lame : "Ton Mendiant Affable est au mieux un imposteur, au pire un idiot. S'il ne sait rien, comment sait il qu'il ne sait rien ?"
Un crépitement d'approbation éclata dans les braises fumantes de la bouse de volapük qui servait de combustible au feu. Même le dieu de la Crotte, si tant est qu'il exista lui aussi, semblait s'amuser de la remarque du Cimmérien.
Krull éructa un son étranglé, une parodie de rire. Il poursuivit : "Sais tu seulement comment est mort le mendiant, toi qui me parles de courage ? Non ? Et bien je m'en vais te le conter, tel qu'on me l'a conté. Un jour, a un banquet, le roi Sargon lui demanda s'il était satisfait des festivités. Pour montrer sa fière impiété et son mépris des choses d'ici bas, celui répondit : "O roi, tout est splendide, et sans doute les dieux ne méritaient pas d'être invités", ce disant il fixait Anaxoron, le prêtre d'Asura. Celui ci se souvint de l'outrage et quelques temps plus tard fit arrêter notre fier Mendiant, qui se laissa faire sans résister. Ce prodigieux crétin continua d'ailleurs de se répandre en insultes, alors que les pires tortures lui étaient infligées : "Déchire et broie ce sac inutile qu'est le corps du Mendiant," disait il entre deux ongles arrachés, "jamais tu ne pourras anéantir l'esprit libre qui m'anime. Jamais." Bien que prêtre lui même et donc habitué à entendre et conter des balivernes, Anaxoron finit par s'irriter : "Qu'on lui coupe la langue séance tenante !". Mais notre Mendiant fit preuve de ce courage dont tu fais la louange : on raconte qu'il se coupa la langue lui même de ses dents et la lui cracha au visage. En voila un bel imbécile, ne crois tu pas ?"
En dépit du feu, son corps frissonnait encore de ses mésaventures : il venait d'échapper à la voracité d'homme-singes cannibales. Sans l'intervention de Krull, ses os ne seraient plus que des flûtes rituelles et son crâne un récipient. Conversion utilitaire certes, mais dont la perspective ne l'enchantait guère.
Krull aiguisait amoureusement son épée, en gestes lents et mesurés : la pierre caressait l'acier sombre, projetant des étincelles joyeuses. Ce même acier avait oté la vie à une douzaine de cannibales, et la lame semblait s'en réjouir, faisant danser les lueurs du feu.
"Croyais tu vraiment que ton dieu allait te sortir de ce pétrin ?" demanda Krull, avec un rictus.
Le petit homme - c'était un Zamorien du nom de Amburadul - cracha de dépit dans le sable.
"Vous me faites rire, vous les Cimmeriens...N'avez vous donc aucun respect pour les dieux ?"
"Notre dieu Crom se moque bien des superstitions de fille de cuisine, et de vos gémissements. Crom nous a fait don de la vie, de la force et du courage aussi ignore t il nos déboires, et c'est la sa grandeur. Nous lui prouvons notre valeur en affrontant nos destinées : voilà notre dévotion. Vos dieux sont des pantins, et je ne m'étonne pas que vous soyez a genoux pour les implorer."
Le Zamorien caressa le bibelot noir dans sa main : l'effigie de la déesse Asura. On disait qu'elle était cruelle et imprévisible : elle n'aide pas ses adorateurs, à moins de consentir à des sacrifices épouvantables. Ce foutu Cimmérien, cette montagne de muscles au regard dur, a peut être raison dans le fonds. Toutes ces contorsions étaient futiles. Il faut affronter ses adversaires plutôt que lever les yeux au ciel.
Il songea aux paroles d'un sage du pays kushite, un mendiant vétu d'un pagne et d'un crâne de boeuf pour toute possession. On l'appelait le Mendiant Affable. Interrogé à propos des dieux, et de la nature du monde, il répondait avec assurance : "Je sais que je ne sais rien".
Amburadul le Zamorien se gratta la barbiche, hésitant avant de se lancer : "Mais, dis moi, Krull que penses tu des propos du Mendiant Affable : "Je sais que je ne sais rien". N'a t il pas infiniment plus de courage que toi de mettre ainsi en doute toutes certitudes ?"
Krull leva un regard lourd et cessa d'aiguiser sa lame : "Ton Mendiant Affable est au mieux un imposteur, au pire un idiot. S'il ne sait rien, comment sait il qu'il ne sait rien ?"
Un crépitement d'approbation éclata dans les braises fumantes de la bouse de volapük qui servait de combustible au feu. Même le dieu de la Crotte, si tant est qu'il exista lui aussi, semblait s'amuser de la remarque du Cimmérien.
Krull éructa un son étranglé, une parodie de rire. Il poursuivit : "Sais tu seulement comment est mort le mendiant, toi qui me parles de courage ? Non ? Et bien je m'en vais te le conter, tel qu'on me l'a conté. Un jour, a un banquet, le roi Sargon lui demanda s'il était satisfait des festivités. Pour montrer sa fière impiété et son mépris des choses d'ici bas, celui répondit : "O roi, tout est splendide, et sans doute les dieux ne méritaient pas d'être invités", ce disant il fixait Anaxoron, le prêtre d'Asura. Celui ci se souvint de l'outrage et quelques temps plus tard fit arrêter notre fier Mendiant, qui se laissa faire sans résister. Ce prodigieux crétin continua d'ailleurs de se répandre en insultes, alors que les pires tortures lui étaient infligées : "Déchire et broie ce sac inutile qu'est le corps du Mendiant," disait il entre deux ongles arrachés, "jamais tu ne pourras anéantir l'esprit libre qui m'anime. Jamais." Bien que prêtre lui même et donc habitué à entendre et conter des balivernes, Anaxoron finit par s'irriter : "Qu'on lui coupe la langue séance tenante !". Mais notre Mendiant fit preuve de ce courage dont tu fais la louange : on raconte qu'il se coupa la langue lui même de ses dents et la lui cracha au visage. En voila un bel imbécile, ne crois tu pas ?"